« Et des nuages très haut dans l’air bleu
qui sont des boucles de glace
la buée de la voix
que l’on écoute à jamais tue » *
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Lettre à notre vieux Zetor, 40 chevaux sous le capot.
Au cours de ces dernières années, tu avais repris du service, mais te voilà rattrapé par l’âge.
Tu as connu tes heures de gloire dans les années 70 passant des prairies de marais aux prés à vaches, du travail en forêt aux transport de paille, des champs de pommes de terre, maïs et citrouilles au sauvetage des voitures en perdition dans les fossés.
Il paraît qu’un jour, la Dame aux Fleurs t’avait paré, ainsi que ta charrette, de mille couleurs, de mille fleurs, afin de faire de l’anniversaire d’une petite voisine un jour inoubliable.
Tu devais être bien fier de porter, au milieu des rires et des cahots, pour un doux frisson de « même pas peur » tous les enfants présents. Tu les conduisis jusqu’à la cabane de l’ogre, ainsi dénommée par notre fils nourri de contes.
A l’époque, le tracteur, c’était le travail et tu ne pensais pas à faire de même, de manière festive, avec le petit-fils de la maison. Alors il avait fallu insister un peu pour donner à un dimanche un parfum particulier de lande et de bruyère… Enfin, toi, tu étais sans doute partant, mais le Papi conducteur, ça le faisait rire. De son temps…
Cher Zetor, tu perdis ton maître et rien ne fut plus jamais pareil.
La Mamie aux Fleurs t’aurait bien vendu, mais pour nous, ce n’était pas la même histoire. Malgré les aléas personnels, nous étions bien décidés à continuer!
C’est ainsi que tu as retrouvé un conducteur, par intermittence, certes, mais plein de bonne volonté.
Et toi, tu faisais de ton mieux dans la forêt, gardant la trace des chemins, portant divers matériaux sur ton antique charrette.
Je t’ai même vu servant de support à la grande échelle afin de permettre à l’Homme de tutoyer les cimes et les élaguer, tronçonneuse à la main.
Oh bien sûr, tu avais attrapé quelques manies! Notamment celle de t’arrêter n’importe où, n’importe quand, et de ne pas redémarrer; cela ne te serait jamais arrivé avant mais tant pis pour toi: tu as parfois dormi dans la forêt! Il nous fallait revenir le lendemain, avaler les km et assister à ton redémarrage, frais comme un gardon.
Parfois, tu te sentais si bien dans le chemin des Houx que tu y piquais un roupillon, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, restant sourd au klaxon des voitures.
Quand cela t’arrivait sur l’airial, ce n’était pas bien grave, mais les gens ont dû nous prendre pour des originaux de te laisser dehors.
Sacré garnement!
Évidemment, on te fit réparer et le spécialiste te remit en état comme il put. C’était un passionné de vieux engins.Tu fus même chaussé de neuf! Tu avais dû marcher par inadvertance sur un bout de verre bien acéré servant, à notre grand dégoût, nous, lecteurs de La Hulotte, à soi-disant régler leur sort aux taupes.
Nous savions que l’embellie ne durerait pas autant que le marché de Dax, mais il est permis d’espérer, n’est-ce pas?
Tu n’avais plus de freins, mauvais garnement, mais tu faisais encore grandement l’affaire avec ton rouleau landais, ton gyrobroyeur, ta nouvelle charrette, construite maison, plus légère à atteler par un homme seul. Tu tirais des arbres, tu aplanissais le terrain, tu allais de-ci de-là, au moins une fois par semaine.
Un jour d’août de je ne sais quelle année, on organisa même une sortie surprise avec famille et amis.
Jusqu’au jour où…
Début mars 2020, tu avais tant à faire que tu partis dans les plantations, sans tenir compte du terrain spongieux et tu y restas! Pire, tu t’enfonçais encore plus si on tentait de t’en sortir.
Il fallut toute l’amitié d’un autre sylviculteur et le matériel adéquat pour te sortir de l’ornière.
Tu rentras, plein gaz au garage dans la nuit noire… et …
*¨¨*¨¨*
« J’aurai cette marque sur moi
de la nostalgie de la nuit
quand même la traverserais-je
avec une serpe de lait« *
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Ce n’était pas encore le confinement mais c’était une question de jours.
Pauvre de toi! Tu as dû te sentir abandonné du genre humain au fond de ton garage.
La Dame aux Fleurs (et ses 95 printemps d’alors) a quitté les lieux deux jours après le confinement. Elle ne savait pas encore qu’elle ne reviendrait plus. Nous non plus.
Comme tout un chacun, nous avons pris notre mal en patience mais notre vie a été bouleversée.
Mon vieux Zetor, ainsi s’est achevée ton existence de tracteur. Tu n’as plus jamais démarré et nous n’avons trouvé absolument personne pour s’occuper de toi. Nous avons tapé à plein de portes: la panne est identifiée, les pièces pas forcément disponibles, le montant des réparations sans doute conséquent au vu de ton âge…
ET NOUS NE FAISONS PAS LE POIDS face aux contrats qui lient les réparateurs potentiels à l’agroalimentaire, aux grands domaines.
Un demi-siècle de bons et loyaux services… Fin de l’histoire.
Et nous voilà bien ennuyés!
« Il y aura toujours dans mon œil cependant
une invisible rose de regret
comme quand au-dessus d’un lac
a passé l’ombre d’un oiseau« *
*^*^*
*Les extraits poétiques sont toux extraits du livre L’ENCRE SERAIT DE L’OMBRE »
de PHILIPPE JACCOTTET.
Juste pour lui rendre un hommage discret mais ô combien mérité.