« Depuis quelque temps, les accents grognaient. Ils se sentaient mal-aimés, dédaignés, méprisés. À l’école, les enfants ne les utilisaient presque plus. Chaque fois que je croisais un accent dans la rue, un aigu, un grave, un circonflexe, il me menaçait.
-Notre patience a des limites, grondait-il. Un jour, nous ferons la grève. Attention, notre nature n’est pas si douce qu’il y paraît. Nous pouvons causer de grands désordres. Je ne prenais pas les accents au sérieux. J’avais tort. »
LA RÉVOLTE DES ACCENTS
ERIK ORSENNA de l’ACADÉMIE FRANÇAISE/
Stock
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Sur fond de réforme orthographique partielle, montée en épingle ou portée à la connaissance de chacun par des journalistes semeurs(friands?) d’alertes, il est bon parfois de revenir se plonger au pays des mots et dans la belle langue qui est la nôtre.
Certes son apprentissage est ardu, riche en sensations mais nous assistons souvent aujourd’hui à une sorte de débâcle, un nivellement par le bas.
Face à la querelle de l’accent circonflexe, ne vaudrait-il pas mieux remonter le cours du temps dans l’histoire de la langue pour donner du sens au « chapeau chinois » de notre enfance ? Avec lui, les homophones s’y comprennent par le recours à la langue écrite. Lui, l’accent circonflexe, l’objet de toutes les attentions, est apparu au XVIème siècle et s’est normalisé au siècle suivant. Il est aussi le témoin d’une langue dérivée du latin et peut remplacer une lettre disparue, un « s » ou bien une autre lettre encore : une lettre affaiblie, disparue, rappelée par l’accent circonflexe. Mais pas seulement…
Je garde pour ma part le souvenir de belles découvertes de la langue française et j’éprouve de la reconnaissance pour tous ceux et celles qui, instituteurs ou professeurs de collège, de lycée ou de l’enseignement supérieur m’ont permis d’étudier dans le plaisir, le vocabulaire, la grammaire, les conjugaisons, la phonétique, les analyses logiques, la littérature ; puis il y eut ceux qui ont nourri mes réflexions sur la langue et m’ont donné les moyens d’éveiller les enfants aux plaisirs de l’apprentissage de la langue, aux plaisirs de la lecture.
Mon désarroi est bien plus profond encore, devant notre langue écorchée, malmenée où le futur se dissout dans le conditionnel et surtout devant un « franglais » où l’anglais est devenu dominant, le français prenant la place très inconfortable du dominé.
En prenant de l’âge, j’éprouve la désagréable sensation personnelle, d’employer la langue en sous-régime, avec un corpus de mots restreint par rapport aux si riches possibilités qu’offre le français. Heureusement, je rencontre sur ma route des amoureux de la langue, des anonymes et d’autres dont je peux lire les blogs et puis le plaisir de la littérature ne fait que grandir. Le temps presse : il y a tant et tant à découvrir, lire et relire.
Lorsque je faisais mes premiers pas sur le net, il y a un peu plus d’une dizaine d’années, j’ai tout de suite été sensibilisée à l’emploi du mot juste, par des défenseurs de la francophonie. Pour eux, point de « bon we » qui était déjà passé dans les mœurs mais « une bonne fin de semaine »… Je compris que nous français, moi la première, étions en train de baisser les bras.
Afin de nourrir la réflexion, je tiens à vous présenter en plus du livre d’ERIK ORSENNA cité en préambule, quatre livres, quatre personnalités complémentaires, qui peuvent nourrir la réflexion sur la langue française : l’auteur d’un essai, une anthropologue , une romancière et un linguiste.
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RÉFLEXIONS SUR LA LANGUE FRANÇAISE
ALAIN BORER
PRIX FRANÇOIS MAURIAC 2015
Sur le bandeau de présentation est écrit : « avis de tempête »
Il s’agit d’un essai dans lequel ALAIN BORER, poète, romancier, professeur… amoureux de la langue avant tout, sème la tempête.
Il s’interroge sur les spécificités de la langue française et déroule sa prise de position avec des mots très durs envers nos voisins, nos politiques, nos concitoyens et nous-mêmes.
Le titre est extrait de Racine :
« Ariane, ma soeur, de quel amour blessée Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ! »
Comment prendre conscience que notre belle langue disparaît sous nos yeux et avec elle la civilisation qui s’y rattache ? Elle s’efface, sans combattre, au profit de la langue anglaise.
Ce livre érudit, écrit pour des spécialistes délivre cependant son message d’amour à qui voudra se pencher sur ses pages. On y apprend beaucoup dans des chapitres courts, incisifs qui réveillent notre culpabilité avant de nous insuffler l’énergie et la connaissance nécessaires à la défense de la langue.
Nous y apprenons par exemple que la Grande Bretagne a accueilli 37000 mots français à partir du XIème siècle et que l’anglais est du français à 63% !
Segalen disait à propos des Maoris : « En perdant ses mots, on perd son âme »
Si vous lisez ce livre, vous ne verrez plus jamais notre langue de la même façon. Et vous vous surprendrez à être soudain beaucoup plus vigilants… Vous revivrez aussi certains épisodes de notre Histoire avec un éclairage nouveau. Vous apprendrez beaucoup. Vous ne retiendrez pas tout mais l’essentiel sera gravé en vous.
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LE GOÛT DES MOTS
FRANÇOISE HÉRITIER
ÉDITIONS ODILE JACOB
Les mots ont un pouvoir : ils peuvent nous sauver. La crise que nous traversons n’est pas seulement économique mais elle est aussi morale et nous vivons dans la morosité.
Afin de retrouver le goût des mots, leur couleur, leur matière et nos étonnements d’enfance face à la langue, FRANÇOISE HÉRITIER nous convie à puiser dans le trésor des mots avec joie, en explorant plusieurs pistes : celle du mystère, celle de l’imagination qui retrouve une certaine brillance, celle des émotions et des perceptions au plus près de notre corps.
FRANÇOISE HÉRITIER explore les mots avec délectation, gourmandise, sensualité. Elle crée des listes pour le plaisir et sur plusieurs registres que j’ai eu la joie d’emprunter sur ses pages.
C’est un livre jouissif.Un livre qui invite aussi le lecteur à entrer dans le jeu et à prolonger la lecture avec ses propres mots.
« Je suis entourée de mots dans une forêt bruissante où chacun se démène pour attirer l’attention et prendre le dessus, retenir, intriguer, subjuguer, et chacun aspire à ces échappées belles. Comme si on les sortait de leur prison. On entre dans le domaine de la joie pure. Tous ces mots qui se déhanchent, se désintègrent, ondulent autour de moi et m’entraînent dans la grande ronde de la fantaisie première. Avec le bricolage surprenant et inattendu des figures qui surgissent alors, on entre dans le grand capharnaüm de la liberté créatrice où tout est permis. »
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CHANTIERS
MARIE-HÉLÈNE LAFON
ÉDITIONS DES BUSCLATS
Là aussi l’amour de la langue éclate à chaque page avec le souci de cerner les idées, les souvenirs, les émotions avec les mots justes. L’écriture est généreuse, joyeuse, précise, fluide. C’est la danse des synonymes, notamment chez les adjectifs. MARIE-HÉLÈNE LAFON nous régale d’une belle langue classique et cependant si actuelle, si ancrée dans la chair.
Chantiers signe un corps-à-corps avec l’écriture, un ouvrage sans cesse remis en chantier et qui aboutit à des livres ouverts au monde.
Chantiers : un petit livre précieux à lire et relire.
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LE VOYAGE DES MOTS
ALAIN REY
De l’Orient arabe et persan vers la langue française
Calligraphies de Lassaâd Metoui
Ce livre m’a été offert par une amie. C’est un très beau livre, un de ceux que l’on ne range pas et dans lequel on chemine dans l’Histoire et l’histoire des mots. C’est un carnet de voyages original qui nous montre les langues en mouvement.
Il est au confluent d’un livre consacré à la langue et d’un livre d’art. En fait il s’inscrit parfaitement dans les deux registres car il s’agit d’une conversation entre le linguiste, lexicographe érudit et le calligraphe qui s’inspire aussi bien de Hartung que de Soulages.
Sur la route des deux cultures, ALAIN REY nous montre comment les mots voyagent et viennent enrichir la langue où ils viennent se poser.
Ma page préférée est celle qui suit les pérégrinations du mot » houle » à ses origines, avec ses hésitations, ses pistes sûres, et pour finir ses certitudes.
« La houle est la respiration des mers. Calme, régulière, faible, elle berce ; forte, haletante, puissante, elle menace.
D’où vient la houle ? De partout où le vent souffle sur l’océan. »
Mais d’où vient le mot ? Beaucoup de mots se rapportant à la navigation viennent des pays nordiques mais une autre piste passe par les récits de voyages maritimes, des histoires qui s’y rattachent, prend sa source en Inde, avant de gagner la langue arabe et de nous revenir par L’Espagne. Le mot « houle » apparu en Espagne en 1403 n’est remonté qu’un siècle plus tard chez nous.
Je laisse à ALAIN REY cette note d’espoir citée dans sa préface :
« Cependant les mots ne sont pas des vivants ;ils peuvent s’effacer, mais non pas mourir ».